Congo Pantin by Philippe Curval

Auteur:Philippe Curval [Curval, Philippe]
La langue: fra
Format: epub
Tags: SF
Éditeur: folio sf
Publié: 1995-01-01T00:00:00+00:00

mémoire vive

Canal de l’Ourcq brille à travers le grillage de protection, délivrant par intermittence des messages lumineux, reflets codés des vaguelettes frappées par le soleil. La taille de Jean-Karim se développe. Son costume pue le whisky.

Constat amer : à partir de l’instant où Zaïre et Congo ont ensorcelé le destin, l’intégriste s’est senti impuissant à en contrarier la marche. Que doit-il en conclure ? La tournure des événements a-t-elle activé l’inclination suicidaire qui le saisit dans les moments de doute ? Ou n’a-t-il pas réagi assez vite, sachant que ses troupes ne sont pas préparées à s’opposer, ni dialectiquement ni physiquement, à leurs ennemis ? Certes Abdullah O’Abdullah et Alu-Acier restent les meilleurs éléments de sa bande, mais ce sont presque les derniers, parmi la centaine qu’elle comportait jadis. Ils n’ont jamais appris les subtiles ruses d’autodéfense que Zaïre et Congo pratiquent d’expérience sur le Chantier. Appliquant la force brute comme seule méthode de persuasion, leur stratégie est dépassée par l’histoire.

Et surtout, aucune vraie foi n’anime ces fous de dieu. Que n’ont-ils lu le Jâmìal-bayân fî tafsîr al-Qur’an, ou les poèmes Mo’tazilites du Syrien Al-Màaari ? Pourquoi ne s’inspirent-ils pas dans leur combat de l’esprit du prédicateur soufi al-Hallâj ? Parce qu’ils n’ont pas eu, comme Jean-Karim, la chance de connaître le Prophète, au temps où il édifiait les bases de La Religion. C’est à l’aide d’emprunts au mouvement soufi « le sceau des Saints », incarné par Jésus, qu’Ali Aqbar, mêlant textes fondamentaux et hérétiques, a construit l’intégrisme de la dernière heure. Jean-Karim l’a écouté pendant des années, en compagnie de ses Arabes verts, à l’université sauvage de l’impasse Bonnet. À cause de cette approche nouvelle, le Prophète a résolu le délicat problème du libre arbitre absent de l’Islam, transcendant l’état mystique en levier de réalisation individuelle plutôt qu’en arme de persuasion et de lutte. S’ils avaient entendu Moriarty au lieu de lui obéir, ils auraient su trouver en eux les moyens de résister aux manipulations de Mamie Ger. Mais voilà, leur mission les a aveuglés, leur croisade s’achève dans la dérision.

Jean-Karim se souvient et cet afflux de mémoire brute le surprend telle une prière montée de l’inconscient. Son être vibre d’une émotion de catéchumène. L’innocence de sa conversion sera toujours liée aux images qui l’accompagnent : celle de sa mère qui abandonne le voile à la tombée du soir, le pliant pieusement sur son coussin damassé ; celle de son père, une bouteille d’eau d’Evian à la main, un litre et demi en plastique, qui se livre à ses ablutions au-dessus d’une cuvette, les pieds nus dépassant de sa blouse grise ; celle de son frère aîné, shooté à mort, titubant entre les boîtes de conserve alignées sous les fluos bleuâtres ; et sa sœur qui assemble les fleurs arrachées dans les jardins privés afin de créer ces bouquets insolites qu’elle revend à l’étal. Pour Jean-Karim, cette vision où chacun garde sa place dans la vitrine du souvenir, rangée avec la minutie maniaque du naturaliste, possède une valeur perpétuelle de référence.

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